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La Théorie de l’information par Aurélien Bellanger chez Gallimard ITW de thierry Ehrmann

Aurélien Bellanger « La Théorie de l’Information  » chez Gallimard ITW thierry Ehrmann par Cyril de Graeve de CHRONIC’ART

La théorie du Chaos

La fiction rejoint-elle encore la réalité ? C’est ce nous avons demandé à l’intriguant Thierry Ehrmann, l’un des protagonistes nominativement cité dans La Théorie de l’information d’Aurélien Bellanger, qui, de fait, pour avoir vécu au cœur de ses années réticulaires françaises, maîtrise parfaitement le sujet.
Propos recueillis par Cyril De Graeve / Photo : Marc del Piano (pour la Demeure du Chaos)


Thierry Ehrmann, fondateur et président du Groupe Serveur ainsi que du juteux Artprice, depuis les années Minitel, est parmi d’autres personnalités éminentes et tout à fait stratégiques au centre du roman d’Aurélien Bellanger, dans lequel il apparaît comme une espèce d’antithèse à la fois obscure et idéale de Pascal Ertanger/Xavier Niel – certains affirment même qu’il serait bien plus au cœur du livre qu’il n’est paraît… Aujourd’hui, Ehrmann est le propriétaire de la très atypique « Demeure du Chaos », étonnante bâtisse totalement restructurée par ses soins en musée d’art contemporain dans la banlieue lyonnaise (un domaine qui s’étend sur 12 000 m2 à Saint-Romain-au-Mont-d’Or), que tout à chacun peut visiter gratuitement.

Chronic’art : Quel est ton avis général sur le livre d’Aurélien Bellanger ? 

Thierry Ehrmann : Pour parler du livre, on est obligé d’analyser avant tout l’auteur, Aurélien Bellanger. Philosophe de formation puis libraire, il pourrait se situer parmi les nouveaux réalistes. Son premier roman, Houellebecq, écrivain romantique, se situe dans la lignée d’un Baudelaire ou d’un Novalis, en pleine période de romantisme allemand du XVIIIe siècle. Quant au livre, sa structuration est composée de trois chemins de fer : la théorie de Shannon, la société du numérique et une tradition balsazienne pour décrire son personnage principal, une sorte de Rastignac qui devient maître du monde par la force du destin. Pour lire depuis longtemps Houellebecq, il y a dans Bellanger une profonde influence de l’auteur des Particules élémentaires qu’il scotomise. Il survole son sujet qui est certes très riche en événements mais passe parfois à côté de mouvements philosophiques, sociologiques et politiques. La révolution du numérique de 1981 à aujourd’hui, vu sous le prisme d’une dizaine d’acteurs clés, ne se résume certainement pas au Minitel rose et à la fortune facile ! Cette période a démembré littéralement la sphère informationnelle que détenaient le pouvoir et les grandes familles, en tant qu’Etat-nation. Une démarche singulière l’aurait mené entre autres sur Time Magazine, dans une interview intitulée « The Art of Information », où je suis longuement interrogé sur cette révolution du savoir que l’on rapproche de la Renaissance européenne, pour arriver à la révolution du numérique. Dans cette même interview, j’aborde la notion de « Noosphère » de Vernadsky et Teilhard de Chardin désignant la « sphère de la pensée humaine », pour décrire notre période. Dans le même esprit, Time Magazine a longuement enquêté sur Net Nobility, que j’ai créé au début des années 90 et qui regroupe près de 900 membres dans le monde. Ceux-ci ont comme caractéristique commune d’avoir brillamment réussi dans l’Internet et d’être restés fidèles à la philosophie de Hakim Bey (l’auteur de TAZ, ndlr). Dans le livre, il est dommage que l’auteur n’ait pas pu développer l’anthropologie de la révolution numérique qui a commencé dès 1983…

La fameuse théorie de l’information de Shannon sert de toile de fond au roman. A ce sujet, et à propos de toutes les chapitres intercalaires que Bellanger mêlent largement à sa narration, comment juges-tu son travail ?
Bellanger s’empare de Shannon, dont le génie a été d’appliquer le code binaire à des sciences dures. Durant la Deuxième Guerre mondiale, Shannon a travaillé pour les services secrets américains en tant que spécialiste en cryptographie. C’était un mathématicien dont une partie des travaux ont été déclassifiés dans les années 80. Contrairement aux idées reçues, il est rentré en conflit avec les sciences de l’information et de la communication et s’en est tenu à son opus Mathematical Theory of Communications publié en 1948. En marge de Shannon, McLuhan mais aussi Mattelart se sont emparés de la théorie de Shannon avec un discours utopique sur la communication. Shannon a refusé d’apporter sa contribution aux sciences humaines, sociales, du langage, des sciences cognitives et de la philosophie. Il fait d’ailleurs partie du Corpus des 1200 portraits peints au sein de la Demeure du Chaos.

En ce qui concerne les passages où tu interviens directement (et nominativement) dans le livre, cela correspond-il à la réalité ? Est-ce qu’on peut dire que Bellanger est plutôt bien renseigné ?
L’auteur opère quelques confusions et procède par stéréotypes. Pour être clair, nous sommes à 30% de fiction avec une structuration qui est propre à l’auteur mais qui n’est pas loin d’une certaine réalité. La force de son écriture réside justement, peut-être, dans cette confusion sciemment organisée…

La description que l’auteur fait de toi (« ancien punk luciférien », « business man cyberpunk », « théoricien du chaos », « post-humaniste / transhumaniste », « chevalier de l’apocalypse ») te satisfait-elle ?
Je suis toujours resté dans la mouvance punk, en tant que mouvement culturel contestataire. Le mot « luciférien » employé par l’auteur n’a rien à faire avec ma vie et le mouvement punk. Concernant la notion de théoricien du chaos, je ne peux que me reconnaître en tant qu’auteur et plasticien de la Demeure du Chaos. De même, j’ai écrit plusieurs essais et romans sur le chaos originel, alchimique et scientifique. Concernant le transhumanisme, j’assume parfaitement d’adhérer à ce mouvement culturel et intellectuel. Différentes performances de la Borderline Biennale 2011, au cœur de la Demeure du Chaos, avec des performers venant des cinq continents, étaient d’ailleurs organisé sous ce thème-là.

Quels ont réellement été tes rapports directs avec Xavier Niel (Pascal Ertanger, dans le roman), depuis les années Minitel ?
J’ai repéré Xavier au début des années 80 et très rapidement son personnage, qui était très intériorisé, cachait un désir de reconnaissance extrêmement fort. Il faut lui reconnaître une puissance de travail hors norme, une capacité à se régénérer des épreuves de la vie. La construction de Xavier s’est souvent opérée sur les attaques dont il a été victime à de nombreuses reprises. En cela, il faut bien l’admettre, Aurélien Bellanger montre une sensibilité de Xavier qui n’est pas loin de la vérité…

Quel regard personnel portes-tu sur cette « Histoire de France de la vie connectée » ?
Dans un portrait du Monde publié en 2001 intitulé « L’iconoclaste de la Net écomomie », j’avais déclaré qu’Internet est le fils naturel de Proudhon et Bakounine. Il faut préciser que Groupe Serveur, que j’ai fondé, a été le premier provider en 1985. Artprice, qui est cotée au SRD L.O. est le leader mondial de l’information sur le marché de l’art avec près de 1,7 million d’abonnés, est née sur le Minitel. Durant cette période qui a démarré vers 1981, nous étions une dizaine à dématérialiser toutes les sciences humaines en inventant une nouvelle économie. Très rapidement, je suis revenu à mon vieux maître Pythagore qui disait que tout est nombre à l’exception des émotions humaines non quantifiables, indicibles et se jouant des nombres. Sur un plan politique, certains hauts membres de l’administration avaient compris que notre puissance de feu en matière d’information était dix fois plus puissante que la grande presse, en nombre d’individus touchés avec des coups divisés par cent. C’est à partir de ce moment-là qu’une guerre fratricide nous a opposé au pouvoir…

Selon toi, quel est le problème, ou la spécificité, de « La France et la modernité » ?
Une phrase résume tout, que j’explique souvent dans les amphithéâtres d’étudiants auprès desquels j’interviens : la France est victime du colbertisme high-tech. Le meilleur exemple est que la toute puissante DGT, ancêtre de France Télécom, avait centralisé l’Internet français à partir de Paris, ce qui relève d’une bêtise absolue, le protocole Internet étant par nature décentralisé comme son ancêtre Arpanet.

L’angle choisi par Bellanger est assez noir, pour ne pas dire franchement eschatologique à la fin. Qu’en dis-tu ?
Grand lecteur d’anticipation et de SF, je ne peux que cautionner cette sortie de piste qui, malgré quelques erreurs de jeunesse, donne une vraie légitimité au roman.

Quel est précisément aujourd’hui ton rôle, et celui de la Demeure du chaos, dans le développement des réseaux en France et à l’International ?
Cet été, Libération a publié une longue interview dans laquelle j’expliquais le rôle politique de la Demeure du Chaos où il fallait accomplir ce Grand Œuvre au sens alchimique, quel qu’en soit le prix, le hurlement des bourgeois, la vindicte des hommes en noir, l’anathème des moralistes. Chaque année, près de 120 000 personnes viennent gratuitement et librement à la Demeure du Chaos, rebaptisée « Abode of Chaos » dixit le New York Times, pour lire ses entrailles face à un monde qui se déconstruit et où l’histoire se venge de Fukuyama depuis le 09/11. Nous sommes par ailleurs en train de bâtir l’Internet profond (hidden Internet) qui nous permettra bientôt de retourner dans une logique de disparition avec une théorie Deleuzienne. L’IPv6 (l’aboutissement des travaux menés au sein de l’IETF au cours des années 1990 pour succéder à IPv4 – adresses de 128 bits au lieu de 32 bits, ndlr) qui est censé être le fliquage universel de l’informatique, la robotique et la bureautique, est détourné pour créer l’« Inframince » que n’aurait pas renié Duchamp.

Que penses-tu de ce fameux texte de « Xavier Mycenne » sur la singularité française, un texte fictif rédigé auparavant par Bellanger et ajouté finalement dans son roman ? Il semble résumer tout le livre et la pensée de l’auteur au sujet de la France et la technologie…
Les 30 Glorieuses peuvent être interprétées avec les grands corps de l’Etat propres à la France, comme une approche de la singularité technique. Curieusement, nous avons précédé en utopie la Silicon Valley dans les années 60, mais les grands corps étatiques ont pris peur devant la révolution numérique qui effondrait toute forme de hiérarchie sociale que constitue la singularité française. La suite à lire impérativement sur: