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La Demeure du Chaos dans les grands chantiers de Libération du 27 juillet 2012

La Demeure du Chaos dans les grands chantiers de Libération du 27 juillet 2012

«C’est mon refus tripal de la folie et du suicide»

Itw thierry Ehrmann, Libération 27 juillet 2012

© Photos: Sébastien ERÔME / Agence SIGNATURES pour Libération

Interview [Grand œuvre] . Fondateur, en 1999, de la Demeure du chaos et du système de cotation en ligne Artprice, le plasticien Thierry Ehrmann explique sa démarche d’entrepreneur et d’artiste.
Recueilli par Par CHRISTOPHE ALIX (à Saint-Romain-au-Mont-d’Or)

A l’issue d’une longue visite menée sous la pluie et tambour battant, Thierry Ehrmann reçoit dans son bureau circulaire bardé d’écrans et pas loin de ressembler à un poste de commande d’une centrale nucléaire d’après l’apocalypse. Un crâne sous cloche y côtoie les images d’Al-Jezira, des piles de catalogues d’œuvres d’art, parfois très anciens, des graphiques sur l’évolution de la cote des coqueluches chinoises de l’art contemporain. Entretien foisonnant et forcément chaotique.

Votre sujet du jour, le chaos, peut-il être un chantier ?

On assimile toujours le chaos à un désordre mais c’est quelque chose de différent en réalité. Si l’on remonte aux Grecs, chaos est un bloc de matière primordiale d’où naît l’univers. Dans l’Ancien Testament, le chaos définit l’univers avant l’intervention de Dieu. Autrement dit, l’ordre naît nécessairement du chaos et vice-versa d’ailleurs. La théorie du chaos en sciences dures va plus loin encore et dit que derrière chaque événement prétendument chaotique, il existe des modèles infiniment intelligents capables d’expliquer l’inexplicable. Le chaos est mon chantier de la matière, ma manière de me coltiner avec le réel et il ne connaît évidemment aucune limite ni fin.

Un chantier ou une déconstruction ?

La Demeure du chaos peut être vue comme une déconstruction de notre époque en résonance avec le mouvement perpétuel du monde. Mais déconstruire, c’est très différent de détruire ou démolir, même si je ne me suis pas privé de rendre bien visible le «permis de démolir» qu’avait placardé la mairie sur mon portail. C’était une manière de les associer à mon œuvre (rires). Plus sérieusement, j’ai représenté le père de la déconstruction, Jacques Derrida, sur un des murs de la demeure. Mon travail alchimique se situe dans ce questionnement-là, entre le rationnel et l’irrationnel, le sens et le non-sens, le sacré et le profane, comme un va-et-vient entre les fondements les plus archaïques de notre civilisation et l’irruption la plus abrupte de l’actualité la plus irréelle.

A essayer de vous suivre, ce chaos est partout…

C’est un terme de plus en plus fréquemment employé. Je l’ai mis en alerte sur Google depuis que cette fonction existe et, au départ, le mot générait un peu plus de 100 alertes par mois. Aujourd’hui, j’en reçois près de 1 000. Tout est devenu chaotique : le climat, l’économie, la vie. Plus le monde est chaotique, plus il recèle de possibles, plus il se libère de toute linéarité, c’est la grande leçon du 11 septembre 2001.

Les attentats du 11 Septembre et Ben Laden sont omniprésents. Qu’est-ce que cet événement a changé ?

Il y a forcément un avant et un après, la force de cette image des tours implosant sur elles-mêmes a balayé tous les cadres établis, jusqu’à ceux de la littérature d’anticipation totalement dépassée par la réalité du XXIe siècle. Qu’on se rappelle Francis Fukuyama qui proclamait, au lendemain de la guerre froide, la fin de l’histoire et l’avènement d’un modèle de démocratie libérale universellement partagé. Les faits l’ont cruellement démenti. Avec le 11 Septembre, le chaos se venge de cette illusion, l’accident et l’inattendu guident toujours le monde, comme depuis la nuit des temps.

Vous êtes un nihiliste…

Rien ne me touche autant que les cathédrales. Mon œuvre se veut au contraire une tentative de narration du chaos et c’est le rôle de l’artiste que de questionner le monde d’une manière plus créative que les médias, de sortir des pâles et serviles tentatives de lecture de la réalité, comme on les voit dans les JT de 20 heures. Les dizaines de milliers de personnes qui visitent chaque année la Demeure du chaos me le disent, ils y trouvent matière à réagir et s’émouvoir là où la vision télévisée de la pendaison de Saddam Hussein n’évoque plus rien en eux.

… un mégalomane, qui ne rate pas une occasion de pointer les 3 609 œuvres de la Demeure du chaos et le fait que le «New York Times» en ait parlé comme «une des aventures artistiques les plus fortes du XXIe siècle» ? Vous vous êtes même représenté en 2052…

Tout artiste est le peintre des vanités, y compris les siennes, l’histoire de l’art en regorge d’exemples. Dois-je dire que je n’ai aucune vie sociale et que je vis comme un ermite, même si j’ouvre mes portes et fenêtres aux gens qui viennent à moi. Il m’arrive comme tout le monde de penser à ma postérité mais ce chantier, je peux vous l’assurer, est avant tout fait d’abnégation, de souffrances physiques, mes multiples brûlures à l’acide en témoignent. La Demeure du chaos a brisé une partie de ma famille et m’a mené devant les magistrats les plus conservateurs et étriqués de ce pays, mais c’est mon refus tripal de la mort, de la folie, du suicide. Comme je me le dis quand c’est dur, «Thierry, tu fermes ta gueule et tu bosses, tu fais ton chantier, un jour peut-être tu en comprendras le sens ou bien les autres le trouveront pour toi.»

Quel est le lien entre la Demeure du chaos, cet empilement d’œuvres à ciel ouvert, et Artprice – les centaines de serveurs au sous-sol donnant accès, via le réseau, à une base de données d’un million d’artistes ?

Il est total, indissoluble, l’un appelle l’autre, excite l’autre. Artprice m’injecte l’histoire de l’art dans les veines et moi j’injecte dans la Demeure du chaos ma vision de plasticien. Il n’existe aucune dissociation entre le supposé réel par opposition au virtuel, ces deux chantiers ont fait ce que je suis et la Bourse n’a jamais sanctionné ma dualité, au contraire ! Ce sont les deux faces de ma passion pour l’art, comme entrepreneur et comme artiste. Vous voulez des exemples ?

Un seul alors…

Nous avons revu récemment la biographie de l’artiste américain Richard Serra de 18 000 signes qui m’a amené à étudier de près tous les procédés techniques de ses géniales sculptures en métal. Ça m’a donné l’idée du gigantesque clou de maréchal-ferrant de 17 mètres que je vais créer, dont six seront enterrés sous terre. Sans Artprice, jamais ce clou et cet hommage à Serra n’auraient vu le jour.

Que répondez-vous quand vos visiteurs interloqués vous demandent «mais pourquoi tout ça» ?

Comme je l’ai écrit un jour, il fallait accomplir ce Grand Œuvre, quel qu’en soit le prix, le hurlement des gueux, la vindicte des hommes en noir, l’anathème des moralistes. Depuis la naissance du droit, il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est en état de démence ou contraint par une force majeure. Ma démence à moi, c’est l’acte artistique, la folie créatrice. Rien à ajouter.
Culture
Chaos cahin-caha
27 juillet 2012


Tout l’été, déambulation au cœur des constructions, réelles ou imaginaires. Aujourd’hui, un musée d’art contemporain foisonnant, près de Lyon.

Brigitte, la chauffeuse de taxi, avait prévenu. «Vous n’êtes jamais venu? Vous allez voir, c’est très spécial comme univers, ça détonne au milieu des proprets pavillons aux pierres dorées, on est totalement ailleurs, une sorte de musée des horreurs du monde.» Quinze minutes après avoir quitté la gare de Lyon Part Dieu et ses ensembles bétonnés, la Demeure du chaos apparaît au détour d’une rue de la très bourgeoise bourgade de Saint-Romain-au-Mont-d’Or, le long des rives de la Saône au nord de la capitale des Gaules. Partout sur les murs, des dizaines de peintures, des graffitis appelant le plus souvent à la révolte et à l’insoumission, un gros squat à première vue. Même Libération a droit à son inscription murale. «Israël, Etat pirate», est-il écrit, copiant la une du 1er juin 2010 sur l’assaut meurtrier de Tsahal contre des navires de militants humanitaires venus rompre le blocus de Gaza.

Ogre de la société

C’est la première vision de cet ancien relais de poste de 9 000 mètres carrés qui abrite à la fois la maison du plasticien Thierry Ehrmann, le siège de sa société cotée en Bourse Artprice et un musée work in progress de 4 500 œuvres d’art : des murs comme scarifiés, tatoués de centaines de beaux – et parfois sanguinolents – portraits «délégendés», de messages et de symboles ésotériques qui racontent l’incroyable foisonnement du monde passé et actuel. Un chantier artistique totalement hors normes qui, par sa démesure et son ambition totalisante, peut faire penser à un palais idéal du facteur Cheval post- 11 Septembre. Entrepris en 1879 et édifié un peu plus au sud, dans la Drôme, ce monument d’obstination et d’art brut monopolisa trente-trois ans durant les nuits de son créateur.

Débuté en 1999, le chantier de la Demeure du chaos est encore jeune mais son projet n’est pas moindre. Tel un buvard, il s’agit d’absorber et de reproduire toutes les figures qui font l’actualité, tous les événements et les concepts qui nourrissent jour après jour l’insatiable ogre de la société de l’information. Quitte à détruire des œuvres anciennes pour faire de la place ou en les fondant dans de nouvelles. «Un travail de Sisyphe, explique l’artiste qui en a réalisé la plupart, précise-t-il, j’y passe mes jours et mes nuits.»

Passé le portail, cet étrange amalgame de maison et d’œuvres acquiert une dimension plus spectaculaire encore, avec des objets et des sculptures monumentales en pagaille : du complexe militaro-industriel au monde big-brotherisé de réseaux tentaculaires, en passant par les différents avatars de la civilisation industrielle, ils concentrent une bonne partie de ce qui a pu se produire depuis cinquante ans dans les usines de l’Occident. Une nacelle culminant à 25 mètres permet de les embrasser d’un seul regard. Saisissant autant qu’effrayant. Il y a là tout un attirail campant un paysage de guerre (sous-marin, char, véhicule amphibie et hélicoptère) une carlingue d’avion signée Dassault et des carcasses de jaguars retournées. Un peu plus loin, une énigmatique «météorite» de plusieurs tonnes est posée au milieu d’un cratère tandis qu’un amas de structures métalliques pointées vers le ciel imite à la perfection les décombres des deux tours du World Trade Center, etc. C’est un chaos certes, mais le plus souvent méticuleux, appliqué, pensé.

De l’autre côté d’un mur, on pénètre dans la zone des containers et des deux bunkers, gigantesques cubes arrondis de tôle assemblés et soudés sur place par le maître des lieux dont les façades extérieures reproduisent des schémas ultracomplexes comme celui de l’architecture, sous contrôle américain, du réseau Internet. C’est là qu’ont eu lieu les expériences de body art de la Bordeline Biennale, organisée juste avant la grande manifestation lyonnaise d’art contemporain, en 2011. Dernière grande figure imposée de cette alchimie du chaos version Ehrmann, les têtes de mort coulées en aluminium voisinent avec des sculptures ésotérico-religieuses. La face moyenâgeuse, mystique et sacrée de la Demeure du chaos.

Ouverte gratuitement au public les week-ends, cette «factory» plantée au milieu d’un paysage aussi doux que la Demeure du chaos est «énervée» reçoit plus de 100 000 visiteurs par an. Mais les œuvres de ce musée à ciel ouvert débordent également à l’intérieur de la maison, jusque dans les toilettes et la cuisine des employés de Artprice, la première base de données mondiale sur le marché de l’art. La Demeure du chaos est un tout, elle est partout et «déconstruit» également l’habitat privé de Thierry Ehrmann et de ses deux immenses chiens Danois – Saatchi et Reuters – et celui, professionnel, de ses employés.

Bataille en justice

Boulimique et protéiforme à l’image de son créateur, qui confesse une psychose maniaco-dépressive génétique et héréditaire synonyme selon lui «d’accélération du rythme des représentations intellectuelles», ce chantier n’est cependant pas du goût de tous à Saint-Romain-au- Mont-d’Or. Depuis 1999, la municipalité, qui a déjà épuisé plusieurs maires dans cette affaire, via des batailles judiciaires pour obliger la Demeure à se conformer au code d’urbanisme local et à remettre en état les lieux, en respectant notamment la couleur «dorée» des murs extérieurs de la propriété au diapason du reste du village.

Un combat porté jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme par le plasticien homme d’affaires, que Thierry Ehrmann a perdu malgré ses multiples tentatives pour obtenir un statut dérogatoire en raison de l’objet artistique de sa demeure. La pétition «Honte à vous», que sont invités à signer les visiteurs, a recueilli plus de 130 000 signatures contre «les réacs et les négationnistes de l’art». Mais elle ne met pas pour autant à l’abri le site désormais menacé de destruction et dont le chantier pourrait bien prendre une tournure beaucoup plus politique. Pas de quoi impressionner son créateur, moins virulent que lorsqu’il promettait «l’enfer et les rivières pourpres, en respectant les règles républicaines» à ses ennemis, mais déterminé à triompher, dit-il, «de la connerie humaine». Un chantier en regard duquel la Demeure du chaos ressemblerait presque à un montage de table de nuit Ikea…

la suite de l’interview et de la visite dans les grands chantiers de Libération du 27 juillet 2012

Vision démente de la Demeure du Chaos par Marc del Piano